Qui dicte les tendances et à quoi sert leur analyse ?
Les tendances naissent partout : dans les galeries, les salons professionnels, sur les réseaux sociaux, mais aussi dans la rue, dans les squats, etc. Elles peuvent naître d’individus qui suivent leur instinct ou bien venir de ceux qui souhaitent se différencier du plus grand nombre par des postures décalées. En fonction du contexte, elles peuvent avoir du succès ou non. Une tendance, c’est comme une petite graine : il faut une somme de paramètres pour qu’elle puisse germer ! Actuellement, les réseaux sociaux comme TikTok ont bouleversé le rythme de la création des tendances : auparavant, tout était rythmé par les temps forts des défilés et des podiums. Nous étions capables de faire des plannings prévisionnels sur 2 ans, mais aujourd’hui, comme tout va plus vite, les tendances peuvent se faire et se défaire très rapidement. Chez Nelly Rodi, notre rôle est de les analyser et de les faire résonner en partant à la chasse aux signaux faibles : comportements, esthétiques particulières, valeurs, snobismes des élites, éléments décalés, dissonants ou perturbateurs, couleurs, sons, vocabulaire, fragrances… Autant de paramètres que nous étudions pour comprendre l’évolution de la société et mieux cerner les comportements des consommateurs.
Peut-on prévoir de quelles tendances se constituera l’année 2024 ?
Côté couleurs, la popularité de la science-fiction et des thématiques qui tournent autour des aliens laisse penser que 2024 sera l’année du vert fluo. Mais des éléments factuels et objectifs sont aussi à prendre en compte : alors que 2024 sera l’année des élections aux États-Unis et en Russie, mais aussi celle du Dragon dans l’astrologie chinoise, ou encore celle des Jeux Olympiques en France, elle sera résolument une année de challenges, de crises et de réactions. On distingue ainsi 4 postures de consommation pour 2024 : d’abord, ceux qui prônent l’apaisement, la réconciliation et la réduction des fractures par la pédagogie et le dialogue. Ils sont adeptes de la « Slow food », des couleurs simples comme le beige, le gris ou le vert. Ensuite, ceux qui réagissent aux crises par l’illusion et le théâtral : ils optent pour le divertissement, le show, le merveilleux, le magique, voire l’ésotérique, et sont adeptes de couleurs flamboyantes comme le violet, le rose ou l’orange. Puis, certains adoptent la posture de la déconsommation, soit une consommation alternative, plus responsable et plus éthique, tout en restant festive et jamais punitive. Enfin, la posture de l’activation désigne ceux qui souhaitent trouver des solutions pour faire face à nos responsabilités : utiliser des matières éco-conçues, innover grâce à la démocratisation de la technologie, les sites et logiciels open-source, etc.
Alors que les tendances finissent souvent par revenir à la mode, devons-nous nous attendre à un mimétisme permanent ? Quelle place reste-t-il pour l’innovation et l’avenir ?
Les tendances neuves rencontrent du succès lorsqu’elles sont lancées dans des périodes dites « d’euphorie » et de confiance en l’avenir. Or, nous vivons actuellement dans la culture du doute et de la peur et sommes nostalgiques des périodes bénies comme les Trente Glorieuses ou les années 2000. Ce qui explique le succès du vintage, de la seconde main et de l’upcycling. Face aux multiples crises, (environnementales, économiques, sociales, politiques…), nous ne savons pas de quoi demain sera fait et nous raccrochons donc à des éléments rassurants. Le retour des jeux de société et des puzzles l’illustre parfaitement. Mais la démarche de cette « fainéantise créative » est en fait plus complexe : lorsque nous piochons dans des éléments préexistants, c’est toujours pour les moderniser, les revisiter. C’est ce qu’on peut appeler la « Newstalgie ». Parallèlement, la tendance à rester chez soi a également le vent en poupe : on fait venir l’extérieur chez soi en commandant de la nourriture, en regardant des séries et en allumant des bougies car la réalité extérieure est effrayante. Les Français n’ont pas arrêté de sortir pour autant, mais ils le font autrement : de façon plus rare et donc plus intense qu’avant, parfois avec des déguisements, du queer et du fétiche pour travestir la réalité et s’en éloigner. Le succès d’Halloween, qui est une fête exutoire autour du sucre, en est la preuve.
Inflation, crises économiques et écologiques signent-elles un retour vers plus de sobriété et d’authenticité ?
On parle beaucoup de sobriété et de « fin de l’abondance », mais en réalité, les classes les moins aisées continuent à acheter de la fast fashion et à vouloir adopter la posture aisée qu’ils n’ont pas. À l’inverse, les plus riches souhaitent parfois se donner une esthétique précaire, avec des pièces à l’apparence volontairement usée ou dégradée. Les importantes fractures (élites VS peuple, opulence VS précarité, jeunes VS vieux, personnel VS professionnel, réel VS virtuel, laïcité VS spiritualité) sont responsables d’une certaine somme de paradoxes, qui mènent à la bipolarisation de toutes les tendances. Côté authenticité, la notion de sincérité est sur toutes les lèvres en ce moment : sur Instagram, on cherche à se montrer plus « vrai » en assumant ses imperfections, en diminuant le recours aux filtres et en partageant des tranches de vie non travaillées. Mais à cette tendance de l’authentique, s’oppose celle de l’ultra-fake, voire même la menace du deep-fake : la montée en puissance de l’IA permet de créer de plus en plus de trompe l’œil et d’illusions. À tel point qu’il en devient parfois difficile de discerner la réalité du virtuel. Mêmes les grandes marques s’y mettent dans leurs publicités, comme Jacquemus a pu le faire avec ses citrons en réalité augmentée ou ses sacs à main en forme de bus.
La génération Z a-t-elle des comportements de consommation différents des autres générations ?
Si elle représente un fossé important avec la génération des boomers, des X et des Y, c’est qu’elle ne possède pas du tout les mêmes marqueurs identitaires ni les mêmes repères. Elle a toujours grandi en période de crise et n’a jamais connu la vie sans internet. Son éducation passe grandement par les écrans et les réseaux sociaux. En résultent des profils complexes à appréhender, qui incarnent à eux seuls la bipolarisation des tendances : pour certains, l’engagement écologique est fondamental, alors que pour d’autres, pas du tout. En entreprise, cette génération a instauré un nouveau rapport au travail : elle ne souhaite pas moins travailler mais travailler autrement, de façon plus flexible. Pour certains avec du télétravail, pour d’autres avec du présentiel mais pas à n’importe quel prix, etc. Côté sexualité, alors que certains prônent l’abstinence, les autres revendiquent le bien-être, la découverte, l’écoute de soi et le développement de la sensibilité autour de l’épanouissement sexuel. Leur consommation d’alcool ou de tabac est également moins fréquente que celle de leurs aînés, nombre d’entre eux revendiquant le côté sportif et sain. Toutefois, les sorties des oiseaux de nuit se font de façon plus démesurée et plus excessive. Enfin, cette génération est beaucoup plus soucieuse de sa santé mentale : alors que le COVID mettait ses sens en péril (odorat, goût, toucher), elle a surenchéri avec une hypersensibilité à ce sujet. Après la pandémie, la parole s’est libérée et il n’est plus question de se cacher : comme de nombreuses stars, en parler fait maintenant partie intégrante d’un processus de guérison. D’où le succès de nombreux podcasts ou séries TV sur ces thématiques.